Olivier Coulon-Jablonka, Eve Gollac et Florent Cheippe créént le Moukden-Théâtre à leur sortie du conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris en 2005.
Depuis plus d’une dizaine d’années, la compagnie travaille à partir d’un matériau brut documentaire. Ce matériau documentaire contemporain est souvent confronté à d’autres textes venant du passé (pièces de théâtre, romans, mais aussi chroniques, documents historiques).
Par cette confrontation entre plusieurs blocs de temps, il s’agit de saisir notre présent en le distanciant. Textes passés et paroles du présent s’éclairent mutuellement. Il ne s’agit pas de les superposer, de les illustrer l’un par l’autre, d’actualiser les classiques, mais au contraire, par le jeu de différences et de ressemblances qui s’opère entre eux, à produire des images dialectiques.
Il s’agit aussi d’interroger le rapport du théâtre à l’Histoire, et de voir quelles sont les ressources dont nous disposons aujourd’hui pour penser la singularité de notre situation à nous, hommes du 21ème siècle, ce qu’il nous faut peut-être inventer de radicalement nouveau.
C’est aussi l’idée, et la croyance, que le théâtre est ce lieu où peut encore s’élaborer une pensée. Le temps de la représentation théâtrale est donc le temps où une pensée se met au travail, et les acteurs en font pas à pas, instant par instant, en co-élaboration avec le public, le trajet et le partage. C’est donc un théâtre joyeux, parce que pleinement conscient de ses moyens, qui ne renonce pas à énoncer un discours sur le monde, car c’est à cette condition que le théâtre peut retrouver sa puissance affirmative.
Le Moukden-Théâtre – A propos du Théâtre Documentaire – Présentation du travail par Olivier Coulon-Jablonka
L’écriture de nos projets passe par une longue phase d’observation et d’enquête que nous filmons à l’aide d’une caméra pour pouvoir en rejouer des fragments. Pour le spectacle Chez les nôtres, d’après La Mère de Gorki, par exemple, nous nous sommes immergés dans le monde de l’entreprise pour chercher à appréhender les nouvelles méthodes de management : nous avons suivi un coach pendant ses journées de formation, réalisé des entretiens individuels avec les participants, et nous nous sommes mis en situation en demandant à ce coach d’intervenir au sein de la troupe pendant la préparation du spectacle. Il faut suivre l’aventure de la réalité. La patiente observation du monde extérieur nous offre des possibilités insoupçonnées. Brecht conseillait déjà aux comédiens d’observer la ville pour saisir les gestes des hommes de son époque. L’enregistrement du matériau documentaire à l’aide de cette petite caméra est toujours un temps de travail tourné vers l’extériorité, et l’occasion d’un examen minutieux du langage de notre temps.
Pour autant, je n’accorde pas de valeur ontologique à l’enregistrement de la réalité. Peter Weiss a raison de dire que le théâtre documentaire c’est avant tout du théâtre. Il y a toujours la présence d’une fiction, même si celle-ci se voit moins que dans des formes dramatiques plus traditionnelles. Le montage est un principe dominant dans le travail documentaire, et en ce sens il est toujours une reconstruction poétique. Ne serait-ce que dans le choix des documents présentés. Dans Paris nous appartient, d’après La Vie parisienne d’Offenbach, par exemple, nous avons interrogé des urbanistes, des promoteurs et des élus pour connaître leur vision de la ville et du Grand Paris aujourd’hui, mais nous avons volontairement choisi de ne pas garder les paroles des habitants que nous avons rencontré. Il nous semble que cette absence fait entendre la violence du discours de ces producteurs de ville qui s’emparent du concept de droit à la ville pour faire du marketting territorial. C’est pourquoi ce travail documentaire n’est pas impressionniste. Au contraire, il s’occupe souvent à montrer les puissances du faux qui sont à l’œuvre dans le langage.
Le théâtre que je fais se réclame de l’héritage documentaire, mais réfléchit à cet héritage dans un monde qui a radicalement changé avec la mise en crise de la grille de lecture marxiste. Il faut interroger les modèles historiques de l’investigation, leur devenir possible dans une époque identifiée par Frederic Jameson « comme celle du déclin de notre historicité, de notre capacité vécue à faire activement l’apprentissage de l’histoire».
C’est dans un patient travail de tissage entre des textes du passé et des paroles du présent que cette tension s’exprime, et cherche à se dénouer. Il s’agit d’inquiéter les textes classiques en introduisant des blocs de réel brut pour sortir d’une conception muséale de l’Histoire, mais aussi chercher à voir comment, dans ces textes qui nous viennent du passé, une question persistante continue à éclairer les ténèbres de notre temps.
Le montage fonctionne à la fois par rupture et continuité. L’intervention de séquences documentaires permet d’interrompre la fable et de s’extraire du temps linéaire du drame pour faire apparaitre une question. Il ne s’agit pas d’illustrer les textes classiques mais au contraire de les distancier, en les considérant toujours avec étrangeté, car ils sont le produit d’une séquence historique singulière. Mais parallèlement, il s’agit de chercher les reflets et les échos dans notre monde contemporain des motifs, thèmes et figures présents dans ces pièces. Le temps dans lequel nous vivons n’est pas hors de l’Histoire, et le théâtre doit chercher à en reconstruire le récit. C’est là encore un effet de distanciation. Brecht prend l’image de la montre que nous portons et que nous regardons tous les jours depuis des années, mais dont nous considérons à présent seulement le mécanisme étonnant de l’horlogerie. De même, il faut amener le public à s’étonner de ce qu’il voit pendant ces parties documentaires qui lui présente un monde qu’il croit connaître.
C’est donc dans la confrontation de ces blocs de temps hétérogènes, que les différents materiaux historiques trouvent leurs résonnances et peuvent s’éclairer l’un l’autre. Le temps circulaire du mythe rencontre le temps présent : Macbeth, l’opéra de Verdi, peut surgir dans une réunion managériale comme à la fin de Chez les nôtres. Et la prophétie d’Athéna, déesse de la raison protectrice de la démocratie athénienne, mais qui en prédit la corruption, peut se réaliser en 2007 lors des éléctions présidentielles dans Des batailles (d’après Pylade de Pasolini). C’est par ce jeu d’anachronismes que je cherche à montrer les contradictions du réel.
Le théâtre que je fais peut se saisir de l’actualité, ou d’une réflexion sociologique, mais il est aussi soutenu par une certaine philosophie de l’Histoire : l’idée qu’il existe un rendez vous secret entre les générations passées et les nôtres, et qu’il faut saisir les images dialectiques du passé dans le présent. Celles-ci passent en un éclair nous dit Benjamin. Le temps de l’Histoire n’est pas un temps linéaire, mais un temps qui s’organise en constellations. Il nous faut faire le saut du tigre dans le passé.
Cette position n’est pas dogmatique, mais correspond à un champs de recherche et d’expérimentation qui se poursuit de spectacles en spectacles, une tentative de répondre à la séquence historique qui est la nôtre, et dans laquelle l’art, avec la fin des grandes idéologies, est pris dans une situation complexe. Je pense que le principal mérite du théâtre documentaire est de nous obliger à considérer la nouveauté de notre situation au regard de ce qui nous précède. Ce n’est donc pas un théâtre militant, mais un théâtre qui assume sa dimension critique. Il n’y a pas ici de pédagogie du spectateur à proprement parler, mais une façon de troubler son regard par des glissements entre plusieurs fictions et des strates de temps différents, le désorienter pour l’amener à interroger ce qu’il voit et ce qu’il entend. Il s’agit en définitive de remettre le théâtre dans le mouvement de l’Histoire.